« Et pourtant, il les bénit » : Ce que Dieu bénit non la perfection, mais l’espérance
- Cyprien.L
- 9 avr.
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Introduction

« Tu ne coucheras pas avec un homme comme on couche avec une femme. C’est une abomination. »— Lévitique 18,22
« Abomination aux yeux de Dieu » : ce que cela veut dire… et ce que cela veut peut-être dire autrement
Ce verset est souvent cité comme une fin de débat. Il semble évident, définitif, sans appel. Le mot « abomination » résonne avec un poids moral considérable. Et pourtant… un examen attentif des Écritures révèle que ce mot est utilisé bien plus largement — et parfois pour des choses que nous ne considérons plus du tout comme abominables aujourd’hui.
Alors, que veut dire “abomination aux yeux de Dieu” ? Et surtout, pourquoi certaines abominations semblent-elles toujours en vigueur, tandis que d’autres ont disparu de nos consciences chrétiennes ?
Une liste dérangeante : ce que Dieu juge vraiment comme abominable
a) L’orgueil et l’arrogance
« Tous les cœurs hautains sont en abomination à l’Éternel ; certes, ils ne resteront pas impunis. »— Proverbes 16,5
b) Le mensonge et la duplicité
« Les lèvres fausses sont en abomination à l’Éternel, mais ceux qui agissent avec vérité Lui sont agréables. »— Proverbes 12,22
c) Les sacrifices humains
« Car ils ont même brûlé leurs fils et leurs filles au feu pour leurs dieux. C’est là une abomination que l’Éternel déteste. »— Deutéronome 12,31
d) L’injustice judiciaire
« Celui qui justifie le coupable et celui qui condamne l’innocent sont tous deux en abomination à l’Éternel. »— Proverbes 17,15
e) Le faux commerce et la tricherie économique
« De faux poids sont en abomination à l’Éternel, mais les poids justes lui sont agréables. »— Proverbes 11,1
Le constat est clair : le mot "abomination" ne désigne pas que des fautes sexuelles. Il englobe le mensonge, l’injustice, l’hypocrisie religieuse, la cruauté, l’orgueil. Pourtant, certains péchés, toujours aussi répandus, ne font plus l’objet d’une telle réprobation publique. Pourquoi ?
Ce que nous oublions volontiers : vêtements, aliments et pureté rituelle
Certains commandements considérés aujourd’hui comme « folkloriques » sont eux aussi qualifiés d’« abominations ».
a) Les mélanges de tissus
« Tu ne porteras pas un vêtement tissé de deux espèces de fils, de laine et de lin ensemble. »— Deutéronome 22,11
b) Les animaux impurs
« Vous les regarderez comme abominables ; vous ne mangerez pas leur chair […] »— Lévitique 11,11 (poissons sans écailles, crustacés)« Le porc […] vous le regarderez comme impur. »— Lévitique 11,7-8
c) D’autres interdits alimentaires et vestimentaires sont eux aussi appelés « abominations », notamment les oiseaux charognards (Lév 11,13) et certains reptiles.
Pourquoi ces lois — pourtant qualifiées d’abomination au même titre que certains actes sexuels — sont-elles désormais ignorées ? Pourquoi l’Église ne condamne-t-elle plus les mélanges de fibres textiles, mais maintient l’interdit de l’acte homosexuel ?
Loi rituelle, loi morale : comment distinguer ?
Les théologiens catholiques répondent généralement en distinguant :
La loi rituelle (ou cultuelle) : liée à la sainteté cérémonielle du peuple juif, elle est accomplie dans le Christ (cf. Marc 7,18-19).
La loi morale : enracinée dans la nature humaine et la création, elle demeure universelle et immuable.
Mais cette distinction, bien que doctrinalement fondée, n’est pas toujours intuitive. Le mot hébreu to’evah est utilisé dans les deux cas. Et ce que Jésus apporte n’est pas une simple réforme juridique, mais un changement radical de perspective.
Jésus et les abominations : une révolution dans le regard
Une chose frappe à la lecture des Évangiles : le mot “abomination” en disparaît. Jésus ne l’utilise jamais pour condamner une personne. Il ne dit pas « tu es une abomination », mais « va, et ne pèche plus » (Jean 8,11). Le péché est reconnu, mais le pécheur est sauvé, aimé, restauré.
« Ce ne sont pas les gens en bonne santé qui ont besoin de médecin, mais les malades. […] Je ne suis pas venu appeler les justes, mais les pécheurs. »— Marc 2,17
Là où nous utilisons le mot “abomination” pour exclure, Jésus utilise le mot “péché” pour guérir. Il voit le pécheur comme un malade à sauver, pas comme un objet d’horreur.
Il va même plus loin : Il renverse l’accusation. Ceux qui croient voir clair sont peut-être les plus aveuglés :
« Si vous étiez aveugles, vous n’auriez pas de péché ; mais vous dites : ‘Nous voyons’, c’est pour cela que votre péché demeure. »— Jean 9,41
L’abomination ultime, dans l’Évangile, semble être le refus de se reconnaître pécheur. C’est l’orgueil pharisien, la dureté du cœur, le rejet du pardon.
Vers une théologie catholique de la miséricorde exigeante
Le Catéchisme de l’Église catholique ne parle jamais d’abomination. Il préfère une lecture tripartite :
Acte objectivement désordonné : ex. acte homosexuel (CEC 2357), adultère, meurtre, etc.
Personne humaine : toujours digne, aimée, appelée à la sainteté.
Inclination ou tendance : moralement neutre tant qu’elle n’est pas volontairement consentie dans l’acte.
Cette distinction est capitale. Elle permet d’affirmer la gravité d’un acte sans condamner la personne qui le commet, surtout si elle lutte, cherche, avance.
Saint Jean-Paul II le rappelait dans Reconciliatio et Paenitentia :
« Le péché, bien que grave, n’a jamais le dernier mot. Dieu ne se lasse jamais de pardonner, pourvu que l’homme ne se lasse pas de demander. »
Cela rejoint l’idée de gradualité du chemin spirituel, reconnue dans Amoris Laetitia (§295-305) du pape François : toute personne est en chemin, même si elle ne vit pas encore en pleine conformité avec l’idéal évangélique.
Être chrétien, disait Benoît XVI, n’est pas un moralisme, mais une rencontre :
« Être chrétien n’est pas le résultat d’un choix éthique ou d’une idée élevée, mais la rencontre avec un événement, une Personne. »— Deus caritas est, §1
Et cette rencontre transforme, lentement, mais réellement. Elle ne justifie pas le péché, mais elle le dépasse. Elle fait entrer le pécheur dans l’espérance.
Ce que Dieu déteste vraiment : le rejet de sa miséricorde
La Bible est sans ambiguïté sur ce que Dieu hait : l’injustice, le mensonge, l’orgueil, la cruauté. Le mot to’evah désigne tout ce qui viole la dignité de la personne humaine. Mais dans le Christ, c’est le refus du pardon qui devient l’ultime abomination.
« Les publicains et les prostituées vous précèdent dans le Royaume de Dieu. »— Matthieu 21,31
Ce n’est donc pas à nous de trier qui est plus ou moins impur. C’est à nous de nous reconnaître tous blessés, tous appelés.
Alors, posons-nous franchement cette question en ce temps de Carême : ce que je qualifie d’« abominable aux yeux de Dieu », le suis-je parce que Dieu le hait — ou parce que cela me dérange, moi, dans ma culture, mon confort ou mes peurs, pour esquivé mon propre reflet de pécheur ?
Homosexualité et homoromantisme : ce que l’Église distingue, ce que l’on oublie trop souvent
Dans bien des débats, les mots se confondent. Le terme « homosexualité » est utilisé pour désigner tantôt une orientation, tantôt une pratique sexuelle, tantôt un simple attachement romantique ou affectif. Cette confusion est une erreur grave : elle rend toute conversation inutilement violente, et elle trahit la précision avec laquelle l’Église distingue les choses.
Tendance, attraction, actes : trois réalités différentes
Le Catéchisme de l’Église catholique est explicite. Il distingue :
L’orientation ou tendance homosexuelle (CEC 2358) :
« Un nombre non négligeable d’hommes et de femmes présentent des tendances homosexuelles profondes. [...] Ils ne choisissent pas leur condition homosexuelle. »
La personne homosexuelle :
« Ces personnes doivent être accueillies avec respect, compassion et délicatesse. On évitera à leur égard toute marque de discrimination injuste. »
Les actes homosexuels (CEC 2357) :
« Les actes d’homosexualité sont intrinsèquement désordonnés. [...] Ils ne peuvent recevoir d’approbation en aucun cas. »
On le voit : ce n’est pas la personne qui est condamnée, ni même l’orientation. C’est l’acte sexuel, c’est-à-dire l’union génitale en dehors du cadre voulu par Dieu pour le don total de soi dans le mariage hétérosexuel.
Mais cette distinction — claire dans les textes — se brouille dans les discours publics, même catholiques. On oublie trop souvent que la chasteté est demandée à tous, pas seulement aux personnes homosexuelles. Et qu’elle est, pour tous, un chemin de conversion et non un présupposé. Or, ce chemin doit être soutenu, non alourdi au point d'en devenir inhumain.
« Ils lient de pesants fardeaux et les mettent sur les épaules des hommes, mais eux-mêmes ne veulent pas les remuer du doigt. »— Matthieu 23,4
Comment ne pas entendre, dans cette parole de Jésus, une mise en garde contre toute tendance à imposer à d'autres des règles écrasantes, que nous-mêmes ne vivons pas toujours ? Il ne s’agit pas ici de relativiser la morale chrétienne, mais de rappeler que la loi, sans la grâce, tue (cf. 2 Co 3,6).
Et c’est là qu’arrive la bénédiction et la question du cœur
La récente déclaration Fiducia Supplicans du Dicastère pour la doctrine de la foi a été mal comprise. Certains y ont vu une bénédiction des unions homosexuelles — ce qu’elle exclut formellement.
« Il ne s’agit pas d’une bénédiction rituelle ou liturgique des unions homosexuelles, mais d’une bénédiction de personnes. »— Fiducia Supplicans, §31
Mais alors que bénit-on ? On bénit le cœur en chemin. On bénit la confiance d’une personne qui s’avance vers Dieu, même si elle est encore imparfaite, même si tout n’est pas résolu. Ce n’est pas la situation qui est bénie, c’est la personne en espérance. Une personne bénie n’est pas une personne approuvée dans tout ce qu’elle fait — c’est une personne confiée à Dieu, avec ses faiblesses, ses contradictions, et surtout sa soif de lumière.
Et ici, il faut évoquer une réalité encore trop méconnue : l’homoromantisme. Il s’agit d’un attachement affectif profond entre deux personnes du même sexe — sans nécessairement de relation sexuelle. Peut-on aimer profondément, partager son intimité, son quotidien, son chemin de foi, avec quelqu’un du même sexe, tout en vivant dans la chasteté ? Peut-on bénir cela ?
« Il n’est pas bon que l’homme soit seul. »— Genèse 2,18
Ce verset fondamental de la Genèse ne se limite pas à la sexualité. Il touche à la solitude existentielle. L’être humain, créé à l’image de Dieu, est un être de relation. J'entends déja certain marmonner alors soyons clair : OUI, Dieu a tiré la femme du côté de l’homme, OUI ça exprime ce que Dieu voulait, naturellement, au sens théologique de sa volonté bonne pour l’humanité.
Mais voilà : nous avons chuté. Et cette chute n’est pas seulement personnelle, elle est collective. Car moi, personnellement, je n’ai jamais été dans un jardin d’Éden, ni mangé de fruit — qu’il soit pomme, poire ou figue — de l’arbre de la connaissance. Et pourtant je porte les conséquences. Je croque ce fruit symboliquement chaque fois que je manque ma cible. Mon corps est marqué.
« Nous savons, en effet, que la Loi est spirituelle ; mais moi, je suis charnel, vendu au péché. »— Romains 7,14
C’est cela que saint Paul appelle le corps de péché : ce n’est pas la chair en soi qui est mauvaise, mais cette inclinaison blessée, désordonnée, qui habite l’être humain depuis la chute. Nous sommes tous marqués. Homosexuels compris. Et parce que ces frères sont marqués, blessés, comme nous tous, devons-nous les charger encore davantage ?
Il ne faudrait pas se servir d’eux — comme cela a trop souvent été le cas — pour créer un bouc émissaire. N’est-ce pas le Christ qui est devenu l’ultime bouc émissaire, l’Agneau innocent, offert une fois pour toutes ? Et que faisons-nous chaque fois que nous nous acharnons sur nos frères, si ce n’est sacrifier à nouveau le Christ lui-même ?
« Ce que vous avez fait au plus petit d’entre les miens, c’est à moi que vous l’avez fait. »— Matthieu 25,40
« Mais si quelqu’un scandalisait un de ces petits qui croient en moi, il vaudrait mieux pour lui qu’on lui attache au cou une meule de moulin et qu’on le jette au fond de la mer. »— Matthieu 18,6
Sachant aujourd’hui que l’homosexualité a des fondements biologiques ou génétiques partiels, il nous faut reconnaître que notre nature elle-même est touchée par le péché. Non pas seulement au niveau moral, mais jusqu’à notre chair. Nous sommes le fruit d’un monde déréglé. Le péché de Satan, et de ses légions, ne touche pas seulement les âmes, il contamine la création, déforme les équilibres, désordonne l’ordonnance divine.
Ce n’est donc pas que Dieu a voulu cela. Ce n’est pas que l’homosexualité est un « bien » en soi. Mais la personne née avec cette tendance n’est pas une erreur de la création. Elle est un frère. Une sœur. Quelqu’un dont le chemin est marqué — comme le nôtre — mais appelé au salut, non à l’exclusion.
Et alors ? Nous brutalisons ce qui est déjà blessé ? Nous condamnons à la solitude ceux dont l’âme crie pour une présence ? Nous leur demandons de porter un fardeau que même le Christ n’a pas imposé aux autres ?
« Malheureux homme que je suis ! Qui me délivrera de ce corps de mort ? » — Romains 7,24
« Nous savons que notre vieil homme a été crucifié avec lui, afin que le corps de péché soit réduit à l'impuissance, pour que nous ne soyons plus esclaves du péché. » — Romains 6,6
Alors que fait-on ? On rajoute du malheur au malheur, on demande à 10 % de la population de vivre isolée, sans compagnonnage stable, sans confident, sans visage aimé au quotidien ? Et cela, au nom d’un idéal que nous-mêmes ne suivons qu’en théorie ?
Même les moines, que l’on cite en exemple, ne vivent pas seuls. Ils vivent en communauté, avec un cadre, une liturgie, un soutien fraternel. Peut-on exiger d’un laïc homosexuel une solitude absolue, alors qu’il ne bénéficie ni d’un monastère, ni d’une règle, ni d’un accompagnement ecclésial quotidien ?
L’appel à la chasteté reste valable. Mais la chasteté chrétienne n’est pas l’abandon, elle est une école d’amour. Et cet amour passe aussi, parfois, par le droit de ne pas être seul.
« Chargez-vous les uns les autres de vos fardeaux, et accomplissez ainsi la loi du Christ. »— Galates 6,2
La chasteté, oui. L’abandon, non. Deux personnes du même sexe peuvent vivre un lien fort, chaste, orienté vers Dieu. Peut-être est-ce cela que le pape François cherche à bénir : non pas une sexualité, mais une fidélité de cœur, un combat, un lien humain sanctifié par l’Évangile.
Dans l’Antiquité chrétienne, la bénédiction de personnes unies dans la chasteté ou l’amitié fidèle n’était pas rare. Le rite de l’adelphopoiesis, présent notamment dans certaines traditions orientales, unissait deux personnes du même sexe dans un engagement d’entraide, de vie commune, de fidélité spirituelle. Bien qu’il ne s’agisse pas d’un mariage, on y reconnaissait la sainteté d’un lien fondé sur l’amour chrétien et l’amitié sanctifiée.
Des chercheurs comme le père John Boswell (Christianity, Social Tolerance, and Homosexuality, Yale University Press) ont documenté ces pratiques, de même que le père Louis Bouyer dans ses études sur les rites anciens. Bien que des débats subsistent sur leur interprétation, ils prouvent une chose : l’Église a déjà su reconnaître des formes de communion sans les confondre avec le mariage.
Chez les Pères de l’Église, saint Aelred de Rievaulx, dans son traité De l’amicitia spirituali, élève l’amitié spirituelle à un degré de sainteté proche de la charité divine. Il y parle de l’amour entre deux hommes comme d’un reflet de l’unité trinitaire, à condition qu’il soit vécu dans la vertu.
Plus récemment, le cardinal Christoph Schönborn, dans un entretien publié en 2015, affirmait :
« Il peut y avoir entre deux personnes du même sexe un lien qui mérite reconnaissance, pas au sens d’un mariage, mais au sens d’un accompagnement dans ce qu’il y a de bon, fidèle et généreux dans cette relation. »
Et encore :
« Il faut discerner, comme le pape François l’invite, ce qui, dans la vie de ces personnes, est digne d’être soutenu, accompagné, béni. »
Voir la personne, et non l’identité réduite
L’une des dérives modernes, y compris dans certains cercles chrétiens, est de réduire la personne à une identité sexuelle, politique ou sociale. Tout le monde devient « homme sandwich » de sa catégorie. Or nous ne sommes pas nos pulsions ni nos étiquettes. Nous sommes, d’abord et radicalement, fils et filles de Dieu.
« Les publicains et les prostituées vous précéderont dans le Royaume de Dieu. »— Matthieu 21,31
Ce verset ne célèbre pas le péché, mais la miséricorde. Il dit que ceux qui savent qu’ils sont tombés sont plus ouverts à la grâce que ceux qui se croient justes. Nombre de personnes homosexuelles vivent avec foi, prière, fidélité, parfois avec plus de ferveur que des croyants apparemment en règle. Et pourtant, elles sont souvent rejetées, humiliées.
« Malheur à vous, scribes et pharisiens hypocrites ! Vous fermez aux hommes le Royaume des cieux ; vous n’y entrez pas vous-mêmes, et vous ne laissez pas entrer ceux qui le voudraient. »— Matthieu 23,13
L’Église doit résister à deux pièges : celui de la morale sans miséricorde, et celui de la miséricorde sans exigence. Le vrai chemin est celui du Christ : une miséricorde exigeante, et une exigence miséricordieuse.
Conclusion – Ce que Dieu bénit vraiment : le cœur en marche
Bénir une personne, ce n’est pas canoniser ses actes. Ce n’est pas approuver tout ce qu’elle vit. C’est l’accueillir dans une dynamique de salut, l’envelopper d’un geste ecclésial qui dit, comme le Christ à Zachée : « Aujourd’hui, le salut est entré dans cette maison. »
Bénir, c’est dire : « Tu n’es pas seul. Dieu te voit. Il ne détourne pas les yeux de toi. Il marche avec toi, et Il veut te relever. »
Le Christ ne bénit pas les mérites, mais les faims. Il ne félicite pas les justes bien installés. Il se penche sur ceux qui ont soif, sur les aveugles qui crient, sur les lépreux qui supplient, sur les pécheurs qui s’approchent. Il bénit l’élan du cœur, même blessé, même confus. Il bénit le chemin, pas l’arrivée. Il bénit ceux qui cherchent, même à tâtons.
Et c’est pourquoi refuser la bénédiction à celui qui lutte sincèrement, c’est risquer, sans le savoir, de refuser Dieu Lui-même, qui se cache souvent sous les traits de celui que nous rejetons. Celui que nous considérons comme impur pourrait bien être le lieu où Dieu travaille le plus profondément.
Oui... que dire des disciples d’Emmaüs ? Ceux-là mêmes qui, après la mort du Christ, s’en allaient, tristes et découragés, croyant que tout était fini. Ils n’ont pas fui vers le péché visible, mais ils ont fui Jérusalem, le lieu du témoignage, le lieu de la foi partagée, pour rentrer seuls, abattus, dans leur village. Leur cœur est lourd, leur foi défaite, leur espérance vidée.
« Or, voici que, ce même jour, deux disciples faisaient route vers un village appelé Emmaüs, éloigné de Jérusalem de soixante stades, et ils parlaient entre eux de tout ce qui s’était passé. »— Luc 24,13-14
Et ils ne font pas que parler. Ils râlent. Ils murmurent. Ils se plaignent presque à ce mystérieux voyageur qui marche à leurs côtés, comme s’ils lui reprochaient de ne pas avoir vu ce qu’ils ont vu, ou plutôt ce qu’ils n’ont pas compris :
« Tu es bien le seul étranger résidant à Jérusalem qui ignore les événements de ces jours-ci ! »— Luc 24,18
Et puis cette phrase déchirante :
« Nous, nous espérions que c’était lui qui allait délivrer Israël. »— Luc 24,21
Nous espérions… mais nous n’espérons plus. Tout est au passé. Leur foi est effondrée. Leur espérance, déçue. Leur cœur est lent, froid, figé dans l’échec apparent. Et pourtant, le Christ ressuscité ne les juge pas. Il ne leur dit pas : « Retournez d’abord à Jérusalem, puis je vous apparaîtrai. » Non. Il s’approche discrètement, marche avec eux, les interroge, écoute leur amertume, explique les Écritures, ranime leur intelligence, réchauffe leur cœur.
« Esprits sans intelligence ! Comme votre cœur est lent à croire tout ce qu’ont dit les prophètes ! »— Luc 24,25
Il les corrige, oui — mais pour mieux les relever. Puis, dans une humilité bouleversante, Il entre chez eux à leur demande, se laisse inviter, Il reste avec eux :
« Reste avec nous, car le soir approche et déjà le jour baisse. Il entra donc pour rester avec eux. »— Luc 24,29
Et c’est là, dans leur doute, leur fuite, leur incompréhension, qu’Il leur donne l’Eucharistie. Pas aux fidèles restés à Jérusalem. Pas aux solides. Mais à deux hommes en crise, en chemin, mais qui n’ont pas fermé la porte.
« Ayant pris le pain, il prononça la bénédiction, le rompit et le leur donna. Alors leurs yeux s’ouvrirent, et ils le reconnurent. »— Luc 24,30-31
Ils ne sont pas moins pécheurs avant qu’après Jésus les rejoigne. Leur cœur est encore obscurci. Leur intelligence est encore lente. Et pourtant le Christ va plus loin : Il se donne à eux. Il leur donne son corps. Le sacrement n’est pas une récompense pour les arrivés, mais un viatique pour ceux qui osent encore marcher.
Cela ne prouve-t-il pas que le Christ bénit les cœurs en recherche, bien avant qu’ils ne soient arrivés ? Qu’Il se donne non à ceux qui sont parfaits, mais à ceux qui l’invitent, même sans tout comprendre ?
Emmaüs, c’est le sacrement donné aux faibles, à ceux qui doutent, à ceux qui râlent, à ceux qui fuient — mais qui ne ferment pas tout à fait leur cœur. Et cela, aujourd’hui encore, reste le cœur vivant de l’Évangile.
Dans Fiducia Supplicans, l’Église ne change pas sa doctrine. Elle ne redéfinit pas le mariage. Mais elle ouvre une brèche de grâce. Une brèche pour que la lumière passe, même dans les coins obscurs de nos vies. On ne bénit pas une structure de péché, mais des personnes réelles, marquées par la faiblesse, comme nous tous, et soutenues dans leur désir de s’approcher de Dieu.
Et cela, les Pères de l’Église l’avaient déjà compris. L’amitié spirituelle, la fidélité d’âmes unies dans la recherche de Dieu, la tendresse chaste, étaient déjà bénies dans l’Antiquité chrétienne, non comme des mariages, mais comme des chemins de sanctification. La bénédiction a toujours précédé la perfection. Dieu bénit avant que nous soyons prêts — pour nous rendre capables de devenir saints.
Alors que fait-on maintenant ? L’Église a le devoir de dire la vérité sur la vocation de l’homme, sur la beauté de l’amour conjugal voulu par Dieu. Mais elle a aussi le devoir, non moins grand, de ne jamais fermer la main à ceux qui avancent péniblement vers cette vérité, souvent avec plus de courage et de solitude que bien des fidèles confortables.
Et si, au lieu de nous ériger en juges, nous nous laissions transformer, comme Pierre, par le regard du Christ sur nos propres trahisons ? Si, au lieu de dresser des seuils infranchissables, nous apprenions à dire — non de manière facile, mais avec larmes et amour :
« Seigneur, tu sais tout, tu sais bien que je t’aime. »— Jean 21,17
Car ce n’est pas la perfection morale qui sauve. Ce n’est pas le fait d’avoir tout bien fait. C’est l’amour, humble, blessé, fidèle, désarmé, en chemin. C’est l’aveu d’un cœur transpercé, qui tend la main. Et cela, oui, cela mérite d’être béni.
Car c’est le Christ Lui-même qui y habite déjà.
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