L’illusion d’un âge d’or : crise moderniste, schismes réactionnaires et mémoire falsifiée
- Cyprien.L
- 10 avr.
- 22 min de lecture
« Les pseudo-valeurs archaïques reconstituées, traditionnalisme factice, mythes de l’origine et de la racine, fantasmes néo-religieux et néo-nationalistes, forment un ensemble d’“habillages de la mémoire” pour la société spectaculaire, dans sa tentative de reconstitution idéologique du passé. » - Guy Debord in La société du spectacle

Introduction – L’éternel retour de la crise : illusion, schismes, faux âges d’or, traditions inventées et mémoire sélective
La crise moderniste n’est pas une brèche inédite dans l’histoire de l’Église. Elle est le nom contemporain d’une tension ancienne, d’un tiraillement constant entre mémoire et conversion, entre la fidélité vivante et le repli figé. Depuis ses origines, l’Église catholique avance à travers des crises. Et si la nôtre paraît violente, c’est peut-être parce qu’elle se donne trop facilement des allures d’ultime combat, sans percevoir qu’elle rejoue, avec des mots nouveaux, une dramaturgie vieille comme l’Évangile.
L’un des traits les plus marquants de notre époque est cette idéalisation fébrile d’un prétendu « âge d’or catholique ». Certains milieux traditionalistes, souvent proches de l’ultra-droitisation politique ou du sédévacantisme, en font le cœur de leur combat : restaurer les fastes du passé, revenir aux usages liturgiques « véritables », à la messe latine « de toujours », à une société prétendument chrétienne, monarchique, hiérarchique, virile. Ce que l’on nomme ici « tradition » est pourtant rarement ce qu’elle prétend être. Bien souvent, il s’agit non pas de pratiques antiques, patristiques ou apostoliques, mais de coutumes récentes, nées dans le tumulte des Réformes, ou plus encore dans la contre-Réforme tridentine. Prenons un exemple révélateur : celui de la communion reçue sur la langue et à genoux, que certains brandissent aujourd’hui comme un signe absolu de piété traditionnelle, face à la « profanation » supposée de la communion dans la main. Or cette pratique, loin d’être immémoriale, s’est imposée seulement à partir du IXe siècle, et ne s’est généralisée dans l’Église latine qu’avec le durcissement médiéval autour du sacré eucharistique. Tertullien, au IIIe siècle, évoque explicitement la réception du corps du Christ dans la paume des mains, et saint Cyrille de Jérusalem, au IVe siècle, recommandait : « Fais de ta main gauche un trône pour ta main droite, qui doit recevoir le Roi. » (Catéchèses mystagogiques, V, 21). Les femmes, dans certaines communautés orientales, recouvraient même leurs mains d’un linge blanc pour recevoir l’hostie.
Ce n’est qu’avec la montée d’un certain cléricalisme — dans un contexte de lutte contre les hérésies eucharistiques — que l’on passe à la communion sur la langue. Ce n’était pas la piété qui dictait ce changement, mais une méfiance croissante envers le laïcat, accusé d’indignité ou d’ignorance. L’hostie, jadis partagée sous les deux espèces et mangée comme un pain sacré, devient un objet qu’on ose à peine toucher. Cette évolution n’a rien d’évangélique. Elle relève d’un durcissement dogmatique, et non d’une tradition apostolique. S’y cramponner aujourd’hui au nom du respect du sacré, c’est ignorer les fondements mêmes du christianisme primitif.
Ce seul exemple suffit à montrer que la « tradition » dont on se réclame si facilement est souvent une construction idéologique postérieure. Il en va de même pour la messe tridentine elle-même, qui n’a été codifiée qu’en 1570, par Pie V, et qui interdisait toutes les autres formes de célébration de moins de deux cents ans — non par fidélité au Christ, mais pour unifier un monde catholique déchiré par la Réforme. Loin d’être « de toujours », cette messe répondait à une stratégie d’uniformisation et de centralisation. Quant au silence liturgique, à la langue latine, à l’orientation du prêtre tourné vers l’abside, ces éléments sont venus s’ajouter progressivement, souvent au détriment de la participation active des fidèles, bien différente dans les premiers siècles. L’Église antique, rappelons-le, priait debout, chantait en grec, improvisait parfois les homélies et partageait le pain dans les maisons.
Ce mouvement de durcissement est encore plus frappant à l’époque moderne. En réaction à la Réforme, puis à la Révolution, l’Église a parfois troqué la foi des apôtres contre la défense d’un monde en train de mourir. Le catholicisme post-tridentin, en Europe, a souvent davantage ressemblé à une forteresse assiégée qu’à une Église missionnaire. L’autorité spirituelle s’y est confondue avec le pouvoir temporel. L’onction des rois, les concordats, les trônes et autels mêlés, tout cela a contribué à une illusion : celle que le règne de Dieu s’accomplirait à travers les rois, les processions, et les galons d’uniforme. Le XIXe siècle, notamment, fut le théâtre de cette crispation. Face aux bouleversements politiques, à la démocratie naissante, à l’essor des sciences, l’Église a réagi par une série de condamnations : celle du « modernisme » dans l’encyclique Pascendi (1907), celle de la liberté religieuse dans Quanta Cura (1864), celle du rationalisme et de la démocratie dans le Syllabus Errorum. Mais ce refus de s’ajuster au monde moderne n’était pas le fruit d’un retour à l’Évangile. Il était la conséquence d’un catholicisme de crise, hanté par la perte de son pouvoir temporel.
Il ne faut pas s’étonner que ces positions aient conduit à des dérives spirituelles, morales, et même à des abus. Car là où l’Église se confond avec une société d’ordre, là où elle sacralise le pouvoir, là où elle se fait autoritaire pour se protéger, elle trahit l’Évangile. Ce n’est pas le modernisme qui a créé la crise. Ce sont les réponses autoritaires, sécularisées, ou réactives qui ont appauvri l’intelligence spirituelle de l’Église. C’est pourquoi le débat entre modernistes et traditionalistes est mal posé. Il oppose deux caricatures : l’un réduisant la tradition à un passé momifié, l’autre réduisant l’ouverture à une dissolution. Mais ce faux dilemme ne résiste ni à l’histoire, ni à la foi. Il faut se souvenir que la Tradition, avec un grand T, est vivante. Elle est transmission, non muséification. Et qu’il est aussi destructeur de dissoudre les dogmes que de les figer dans un formol clérical.
Le drame de l’Église contemporaine n’est donc pas tant le modernisme que l’oubli de ses propres crises passées, et la tentation de ressusciter un catholicisme monarchique, rigide, sacralisé — celui-là même qui, historiquement, a fait tant de mal. L’idéaliser, c’est rejouer le jeu du Diable, celui qui fait passer la rigidité pour la sainteté, et l’autoritarisme pour la foi.
Le catholicisme royaliste : un âge d’or en trompe-l’œil
Le mythe d’un âge d’or catholique lié à la monarchie chrétienne, et plus particulièrement à l’Ancien Régime français, exerce encore une fascination tenace dans certaines franges traditionalistes. Pourtant, dès qu’on se penche sérieusement sur les faits, cette image se fissure. Loin d’être un idéal de foi vécue en vérité, le modèle monarchique sacralisé fut souvent une alliance bancale entre l’Église et des pouvoirs qui la dominaient plus qu’ils ne la servaient. La monarchie dite « de droit divin » est une invention politique, non un dogme théologique. Il faut commencer par rappeler que l’Église médiévale, malgré ses relations avec les rois, s’est toujours méfiée du pouvoir temporel lorsqu’il cherchait à s’approprier le sacré. La Réforme grégorienne, au XIe siècle, fut une tentative courageuse de Rome pour affranchir l’Église de la mainmise des seigneurs sur les évêchés. Grégoire VII affirma : « Le pouvoir spirituel est supérieur au pouvoir temporel, comme le soleil dépasse la lune. » Cette réforme s’opposait frontalement à l’« investiture laïque » — le fait pour un roi ou un seigneur de nommer les évêques. Et pourtant, malgré ces efforts, la mainmise politique persista, et culmina avec les rois de France.
Philippe le Bel (1268–1314) en offre un exemple éclatant. Ce roi, souvent cité avec admiration par certains catholiques réactionnaires, est pourtant l’un des pires ennemis historiques de la papauté. En 1303, il fit kidnapper le pape Boniface VIII à Anagni, le traitant avec violence avant sa mort. Il imposa ensuite un pape français, Clément V, et l’exila à Avignon. C’est cette soumission du Saint-Siège au royaume de France qui provoquera plus tard le Grand Schisme d’Occident (1378–1417), une plaie de quarante ans où deux, puis trois papes rivaux s’excommunièrent mutuellement.
La monarchie française n’a pas protégé l’Église. Elle l’a asservie. Le gallicanisme — cette doctrine qui plaçait l’autorité du roi au-dessus de celle du pape sur le sol français — a conduit à l’élection d’évêques non pas en fonction de leur foi ou de leur vertu, mais selon leur proximité avec la cour. Bossuet, pourtant évêque et grand orateur, défendait cette vision : « Le roi est ministre de Dieu, et Dieu l’appelle Dieu. » (Politique tirée de l'Écriture sainte, 1679). Cette sacralisation du roi transformait le Christ-Roi en roi chrétien... à l’image du pouvoir terrestre. Mais l’épisode le plus tragique de cette dérive est la mise à mort de l’élan spirituel lui-même. Tandis que des saints et des mystiques vivaient la foi dans les marges — saint François de Sales, Jeanne de Chantal, Vincent de Paul — l’Église officielle devenait mondaine. Elle s’embourbait dans les privilèges, les titres, les fastes. La monarchie de droit divin, loin d’élever le peuple vers Dieu, a contribué à le priver de l’Évangile, remplacé par l’obéissance à l’ordre établi.
Et que dire du silence ou du soutien de l’Église officielle lors de certains abus ? Le clergé riche, déconnecté du peuple, sera une cible facile lors de la Révolution française. Et pourtant, cette Révolution, si elle a violemment persécuté l’Église, a aussi réveillé en son sein une conscience douloureuse : celle d’un pacte perdu. Car la foi, trop souvent confondue avec le pouvoir, était devenue incapable de parler aux pauvres. Ce n’est pas par hasard que les fidèles les plus humbles ont souvent été les plus persécutés — eux qui n’avaient plus d’espace dans une Église confisquée par les puissants. Le XIXe siècle prolongera cette ambiguïté. Tandis que la piété populaire renaît (processions, dévotions mariales, Lourdes), l’Église institutionnelle se retranche dans une posture anti-moderne, anti-libérale, anti-républicaine. Ce sera l’époque du Syllabus de Pie IX (1864), condamnant « la liberté de conscience », « la séparation de l’Église et de l’État » ou « le droit des peuples à se gouverner ». L’Église prend peur, et répond par la fermeture. L’autorité devient plus importante que la conversion, la discipline plus forte que la charité. C’est dans ce climat que naîtront les germes du modernisme — cette tentative de penser la foi dans un monde qui change.
On comprend mieux, dès lors, que la réaction ultra-traditionaliste contemporaine s’inscrive dans cette lignée : elle n’est pas un retour aux Pères de l’Église, mais à un catholicisme d’État, né dans la peur, la perte et la nostalgie. Elle rêve d’un ordre chrétien qui n’a jamais existé autrement qu’en caricature.
Du trône à l’autel : quand le pouvoir utilise l’Église
Si l’on veut comprendre la profondeur de certaines dérives catholiques, il ne faut pas s’arrêter à la simple question des rites, ni même à la morale. Il faut descendre jusqu’à la structure historique de l’alliance — parfois contre nature — entre l’Église et le pouvoir politique. Car le christianisme, à ses origines, n’était pas une religion d’État. Il était une flamme dans les marges. Une foi clandestine, persécutée, incarnée dans la faiblesse assumée : « Ma royauté n’est pas de ce monde » disait Jésus à Pilate (Jean 18,36). Et pourtant, quelques siècles plus tard, cette foi s’est trouvée enveloppée d’or, d’armures, d’intrigues et de sceptres.
La grande fracture se joue dès le Moyen Âge, avec une Église tiraillée entre fidélité évangélique et tentation du pouvoir. La Réforme grégorienne du XIe siècle est déjà une tentative désespérée de libérer l’épouse du Christ de ses chaînes féodales. Le pape Grégoire VII veut affranchir l’Église des seigneurs laïcs qui investissent les évêques comme on nomme un vassal. Il s’oppose à l’empereur Henri IV, affirmant que l’autorité spirituelle ne peut dépendre d’un pouvoir politique. C’est alors que naît une guerre qui ne cessera de renaître, sous d'autres noms, à travers les siècles. Car l’histoire du catholicisme, notamment en France, est marquée par un phénomène particulièrement ambigu : le gallicanisme. Cette doctrine, défendue notamment sous Louis XIV, affirme que le roi est au-dessus du pape sur le sol français. L’Église devient alors une institution nationale, soumise au pouvoir royal. Ce n’est plus Rome qui nomme les évêques, mais le roi. Ce n’est plus l’Évangile qui dicte la doctrine, mais les intérêts de la couronne.
Le point culminant de cette instrumentalisation se joue au XIVe siècle, avec Philippe IV le Bel, l’un des souverains les plus agressifs envers la papauté. C’est lui qui, en 1303, fit capturer le pape Boniface VIII à Anagni, sous les coups du célèbre Nogaret. Boniface mourra peu après. Philippe le Bel imposera ensuite un pape français, Clément V, qu’il installera à Avignon. Commence alors l’exil de la papauté, puis le grand schisme d’Occident, où plusieurs papes s’excommunient mutuellement, sous l’œil indifférent des rois. L’Église devient une pièce d’échiquier.
Et pourtant, ces rois sont encore idéalisés aujourd’hui par certains catholiques dits « traditionalistes ». On rêve du retour de l’ordre, du trône et de l’autel. On imagine que l’unité nationale et l’unité de foi allaient de pair. On oublie que ces régimes étaient souvent hérétiques en actes, imposant des évêques contre Rome, refusant les dogmes, et n’obéissant au pape que lorsque cela servait leurs intérêts.Bossuet lui-même écrivait : « Le roi est ministre de Dieu, et Dieu l’appelle Dieu » (Politique tirée de l'Écriture sainte, 1679). Mais ce « Dieu » est bien éloigné de celui de l’Évangile : « Vous savez que les chefs des nations les dominent en maîtres. Il n’en sera pas ainsi parmi vous ; mais celui qui veut être grand parmi vous sera votre serviteur » (Matthieu 20,25-26).
Idéaliser le catholicisme royaliste, c’est oublier que l’Église, dans ces siècles-là, a dû négocier sa survie, souvent au prix de compromis tragiques. Elle a parfois béni des guerres injustes. Elle a parfois fermé les yeux sur des injustices sociales majeures. Elle a souvent accepté de se taire pour rester dans les palais.
Et c’est précisément contre cette dérive que Dieu a suscité des saints prophétiques. François d’Assise, pauvre parmi les pauvres, refusant toute carrière ecclésiastique. Catherine de Sienne, interpellant les papes et les princes. Jean de la Croix, réformateur mystique enfermé par ses propres frères. Ces voix ne venaient pas du trône, mais de la nuit, de la pauvreté, du jeûne, du silence brûlant.« Malheur à vous, scribes et pharisiens hypocrites, parce que vous bâtissez les tombeaux des prophètes, et vous parez les monuments des justes, alors que vos pères les ont tués » (Matthieu 23,29).
Ce n’est donc pas un âge d’or qu’il faudrait restaurer, mais un âge jamais encore advenu : celui où l’Église cesserait enfin d’être instrumentalisée par le pouvoir temporel, et se rendrait pleinement à l’Esprit. Celui où les rois n’éliraient plus les évêques, et où les partis ne se pareraient plus de croix. Celui où l’on cesserait de rêver à la monarchie comme à un idéal chrétien, alors qu’elle fut si souvent le tombeau de l’Évangile. La vérité, c’est que le pouvoir a toujours tenté de se sacraliser — et l’Église, parfois, l’a laissé faire. Mais le Christ n’a jamais béni cette confusion. Il a été crucifié par l’alliance du Temple et de César.
Et aujourd’hui encore, il est trahi chaque fois que l’on fait de la foi un outil de domination, de la liturgie un drapeau, et de la tradition un bouclier contre la vie.
La tentation traditionaliste : réflexe antique, pas renaissance de la foi
« D’abord fut créée la race d’or des hommes. »— Hésiode, Les Travaux et les Jours, v. 109, vers 700 av. J.-C.
Cette phrase du poète grec Hésiode ouvre la célèbre cosmogonie des âges de l’humanité : après l’âge d’or, viendront les âges d’argent, de bronze, des héros, et enfin celui du fer — le nôtre —, où les hommes vivent dans l’injustice, la guerre, et la décadence morale. Déjà, au VIIIe siècle avant Jésus-Christ, l’homme se percevait comme déchu, en bas d’une spirale. L’idéal n’était pas devant, mais derrière. La vérité était dans les origines. L’âge d’or avait disparu, et la nostalgie devenait la seule forme de fidélité. Ce récit n’a rien de chrétien. Mais il éclaire avec une justesse troublante le phénomène que nous observons dans l’Église aujourd’hui : ce n’est pas la foi qui pousse certains à se réfugier dans un catholicisme de façade figé dans le passé, mais une structure psychologique universelle. Une peur archaïque, devant le chaos du monde, qui cherche un refuge dans l’image d’un ordre perdu, simple, pur, hiérarchisé, sans mélange. Ce désir n’est pas spécifiquement catholique. Il est humain.
On retrouve cette même nostalgie du passé chez Platon, qui considérait la société idéale comme un monde d’archontes et de gardiens, fondé sur la vérité des Formes et la hiérarchie naturelle. On la retrouve chez Confucius, qui voyait dans la décadence morale de son temps un éloignement du li, l’harmonie des rites anciens. Chez les stoïciens, chez les Brahmanes, chez les poètes du Moyen Âge et les philosophes du Grand Siècle, on retrouve toujours cette même plainte : les temps sont corrompus, le passé était plus pur.
Mais cette mélancolie sociale ne fonde pas la vérité. Elle exprime une angoisse. Le monde change, et l’âme humaine se crispe. On cherche des repères. Et quoi de plus rassurant que de croire que tout était mieux « avant » ?
C’est exactement ce qui se produit dans certaines franges néo-traditionalistes. Loin d’un retour réfléchi et priant à la tradition vivante de l’Église, il s’agit souvent d’une crispation identitaire, d’une stratégie psychique pour donner du sens à une époque qui en manque. Les débats passionnés sur la façon de communier, sur la langue liturgique, sur la tenue vestimentaire à la messe, sur la soutane du prêtre ou le voile de la fidèle ne relèvent pas de la foi. Ils sont les symptômes d’un besoin d’ordre, de contrôle, de pureté. Une compensation face au vertige contemporain.
En ce sens, le traditionalisme n’échappe pas à ce qu’il prétend combattre : il est l’enfant du modernisme. Car il adopte le même schéma de pensée que le monde moderne : il croit à la rupture, il pense en termes de fracture, de dégénérescence, de retour possible à une origine pure. C’est une pensée du traumatisme. L’homme moderne pense que tout commence avec lui. Le traditionaliste pense que tout s’est arrêté avec Vatican II. Les deux sont fils de la modernité.
Et surtout, cette réaction identitaire n’est pas fidèle à l’Évangile. Car ce que le Christ nous enseigne, ce n’est pas la nostalgie, mais la marche. « Nul ne met du vin nouveau dans de vieilles outres » (Mt 9,17). « L’Esprit souffle où il veut » (Jn 3,8). Le christianisme n’est pas une archéologie. Il est une Résurrection. Ce que les traditionalismes refusent, c’est la dynamique de l’Incarnation : Dieu entre dans le temps, et y travaille avec ses mains. Il n’est pas prisonnier du passé. Prenons un exemple simple : la communion dans la main. Pourquoi ce sujet déclenche-t-il tant de passions aujourd’hui ? Parce qu’il est devenu un marqueur identitaire. Il permet à certains groupes schismatiques — ou en tout cas en rupture de communion intérieure — de se distinguer des fidèles « ordinaires », de « se préserver », de « faire résistance ». Mais cette crispation n’est pas un élan de foi : c’est une angoisse sacrée déguisée en dévotion. L’histoire, comme on l’a vu, montre pourtant que la communion dans la main fut longtemps la norme. Ce sont des siècles de méfiance, de cléricalisme, de théologie du soupçon qui ont imposé l’idée que le fidèle, parce que laïc, ne serait plus digne de toucher le corps du Christ.
Or que dit l’Évangile ? Lorsque Jésus rejoint les disciples d’Emmaüs, qu’ils ne le reconnaissent pas encore, il ne les condamne pas, ne les écarte pas de la grâce : il les rejoint dans leur marche, les instruit, puis « il prit le pain, prononça la bénédiction, le rompit et le leur donna. Alors leurs yeux s’ouvrirent, et ils le reconnurent » (Lc 24,30-31). Ce geste — prendre le pain et le donner — se fait sans barrière, sans séparation entre le Christ et la main du fidèle. Ce n’est pas un rite sacralisé à l’extrême, c’est une rencontre vivante. Loin du modèle rigide où l’on ne touche qu’à travers un voile liturgique ou une langue tirée, c’est dans un acte de proximité partagée que le Ressuscité se manifeste.
C’est donc bien l’éloignement d’avec cette simplicité eucharistique, cette pédagogie de la proximité, qui marque la rupture avec l’esprit de l’Évangile. Et ce n’est pas un hasard si certains des courants les plus radicaux — la Fraternité Saint-Pie X, les sédévacantistes, les youtubeurs cléricaux de la défiance — refusent aujourd’hui non seulement la communion dans la main, mais aussi Vatican II, le dialogue interreligieux, et parfois même le magistère du pape actuel.
Ces groupes ne sont plus dans une tradition vivante. Ils sont dans une logique d’Église parallèle, de « communauté préservée », voire d’un clergé reconstitué en rupture. Ce ne sont pas simplement des « traditionalistes » au sens large (car il y a dans l’Église des fidèles attachés à des formes anciennes, mais en pleine communion avec Rome). Ce sont des catholiques de citadelle, schismatiques ou semi-schismatiques, qui transforment la tradition en idéologie de défense, et la foi en rempart.
Pourtant e Christ n’est pas venu bâtir une forteresse. Il est venu ouvrir le Temple de haut en bas. Et les mains qui reçoivent le pain aujourd’hui, si elles sont pleines d’amour, sont toujours dignes.
Ce phénomène de repli n’épargne aucune forme : Fraternité Saint-Pie X, Instituts Ecclesia Dei, sédévacantistes, youtubeurs liturgistes, communautés ultra-réglementées... toutes ces écoles, bien qu’en désaccord sur la légitimité du pape, partagent un même imaginaire. Celui d’un monde stable, hiérarchisé, viril, ordonné — où la foi est un bloc, un bastion, une citadelle. Et pourtant, le Christ, lui, n’a jamais habité une citadelle. Il n’a pas levé une armée. Il est allé vers les blessés, les boiteux, les femmes, les païens, les lépreux. Il n’a pas dit : « Rétablissez les anciens rites. » Il a dit : « Suis-moi. »
Ainsi, derrière les discours enflammés pour « la Tradition », il y a souvent une peur bien humaine. Une peur du monde, une peur de l’altérité, une peur de soi. Une nostalgie qui, comme le dit le sociologue Zygmunt Bauman, est souvent « la plus douce des prisons ». Mais une foi qui devient prison, aussi belle soit-elle, n’est plus vivante. Elle devient monument.
Or, ce n’est pas pour bâtir des monuments que le Christ a souffert sur le bois. C’est pour faire toutes choses nouvelles.
Quand le rigorisme devient poison : les abus, l’apostasie, et la blessure transmise
L’histoire de l’Église catholique est traversée, non seulement par des élans de sainteté, mais aussi par de douloureux retours du refoulé. Car si la sainteté est souvent silencieuse, le scandale, lui, parle haut. Il faut avoir le courage de regarder en face ces périodes où l’institution s’est éloignée de l’Évangile au point d’en contredire radicalement l’esprit — et parfois la lettre.
L’évangile du Christ est d’abord un appel à la miséricorde, à l’accueil, à la conversion intérieure. L’Église, dans ses fondements, est appelée à devenir mère — pas caserne. Mais que reste-t-il de cette vocation maternelle lorsque l’histoire nous montre des enfants battus, humiliés, brisés dans des pensionnats censés les rapprocher de Dieu ? Lorsque des jeunes sont arrachés à leurs familles, mis au silence par la peur, encadrés par des figures religieuses convaincues qu’éduquer signifie dompter, voire annihiler ? Lorsqu’on en vient à parler de "discipline chrétienne" en fouettant des enfants ou en les enfermant dans l’obscurité ? Ce n’est plus l’Évangile, c’est l’ombre de Sparte. Le Christ a dit : « Laissez les enfants venir à moi, et ne les empêchez pas, car le Royaume de Dieu est à ceux qui leur ressemblent » (Lc 18,16). Il n’a pas dit : « Faites-les trembler pour les rendre purs. »
Les séquelles sont multiples, et elles durent. Car ce ne sont pas seulement les âmes battues qui se ferment à la grâce : ce sont aussi leurs enfants, et les enfants de leurs enfants. La défiance envers l’Église ne vient pas toujours d’un rejet du surnaturel. Elle vient, trop souvent, d’un héritage de blessures. On n’apostasie pas seulement pour des raisons doctrinales. On s’éloigne aussi pour survivre à ce qui, sous couvert de foi, a laissé un goût de plomb dans la bouche. Si l’on veut comprendre pourquoi tant d’âmes aujourd’hui ont déserté l’Église, pourquoi tant d’enfants de catholiques rigides sont devenus athées, ou méfiants vis-à-vis de toute forme de religion, il faut avoir le courage de nommer ce qui a été vécu, et parfois enduré, dans certaines institutions catholiques. Car la crise ne vient pas de Vatican II, ni du monde moderne, ni d’un prétendu complot contre la tradition : elle vient aussi, et peut-être d’abord, d’une trahison silencieuse du cœur même de l’Évangile.
Durant des décennies, des générations entières d’enfants ont été élevés dans la peur de Dieu, et non dans son amour. Ils ont été frappés, humiliés, violés parfois — tout cela au nom d’une discipline censée refléter la volonté divine. Ce qu’ils ont reçu, ce n’est pas la Bonne Nouvelle, c’est un code, une rigueur, un glaive sans miséricorde. On leur a fait croire que Dieu exigeait qu’on souffre pour lui plaire, sans jamais leur montrer qu’Il est celui qui s’abaisse pour laver les pieds de ses disciples.
Pourtant, dans bien des pensionnats, les petits ont été battus, réduits au silence, parfois même considérés comme des réceptacles du péché à expier. Et la conséquence est là : des vies brisées, des vocations détruites, des fidèles partis.
« Malheureux êtes-vous, scribes et pharisiens hypocrites ! Vous ressemblez à des tombeaux blanchis : à l’extérieur, ils ont une belle apparence, mais à l’intérieur, ils sont pleins d’ossements de morts et de toute sorte de pourriture. Vous de même, à l’extérieur, vous avez l’apparence de gens justes, mais à l’intérieur, vous êtes pleins d’hypocrisie et de mal. » — Matthieu 23,27-28
Ce rigorisme, cette obsession du contrôle et de la pureté extérieure, n’a jamais engendré la sainteté. Ce n’est pas lui qui fait naître les saints. C’est Dieu seul qui sanctifie. Et d’ailleurs, il est significatif que ce soit au cœur de cette période, marquée par une dureté janséniste, que Dieu ait envoyé des révélations privées pour en dénoncer la sécheresse. Le message du Sacré-Cœur à Paray-le-Monial en est un cri d’amour dans un désert glacé : « Voici ce Cœur qui a tant aimé les hommes… » disait Jésus à sainte Marguerite-Marie Alacoque, et qu’a-t-on fait de ce message ? Il a été d’abord ignoré, ridiculisé, rejeté par des évêques eux-mêmes influencés par cette austérité désincarnée.
Alors non, dire que le rigorisme n’engendre pas la sainteté ne revient pas à nier que certains saints aient émergé de contextes rigides. Mais ces saints, comme Thérèse de Lisieux, n’ont pas été les fruits d’un système. Ils ont été des exceptions, des miracles de grâce malgré le système. Ce n’est pas le rigorisme qui a fait Thérèse, c’est le feu d’amour brûlant du Christ en elle, malgré les limitations de son époque.
Et comment oublier la méfiance profonde qui habite aujourd’hui les enfants et petits-enfants de ceux qui ont souffert de cette rigidité ? Ils n’ont pas connu la tendresse du Père. Ils n’ont vu que les visages fermés d’éducateurs cassés eux-mêmes par une théologie sèche. Ils ont grandi dans des familles où l’on priait beaucoup, mais sans douceur, sans pardon, sans liberté. Où l’on bénissait les repas sans jamais bénir les enfants.
On s’étonne ensuite de voir les nouvelles générations fuir l’Église. Mais pourquoi y resteraient-ils ? Quel Dieu leur a-t-on montré ? Un Dieu de menace ou de silence. Un Dieu dont il fallait mériter l’amour. Ce n’est pas l’Évangile. C’est une caricature. Et ceux qui aujourd’hui défendent encore cette figure d’un Dieu jaloux, rétributif, muet, sont les derniers témoins d’un système à l’agonie.
Il faut le dire clairement : l’Église, lorsqu’elle s’est trop étroitement liée à un pouvoir temporel ou à une norme sociale rigide, a souvent cédé à la tentation de l’uniformisation autoritaire. Le but n’était plus la conversion, mais le contrôle. Et cela, paradoxalement, l’a rendue semblable à ce qu’elle prétendait combattre : un système mondain, où la hiérarchie devient caste, où l’autorité devient mur, où la foi devient mécanique. Le rigorisme n’a jamais fait naître de saints. Il fabrique des soumis, ou des fuyards. Il pousse les uns au pharisaïsme, les autres à l’errance.
Or cette mécanique froide ne date pas d’hier. Elle se nourrit, en sourdine, des mêmes racines que ce que Charles Melman appelle "la perversion du devoir" : cette manière de produire une culpabilité structurelle, une dette impossible à apurer, pour mieux verrouiller les consciences. Elle se veut édifiante, mais elle stérilise. Elle s’appuie sur la castration symbolique, mais la détourne. Le Christ, lui, a redonné la vue à l’aveugle, et non pas crevé ses yeux pour qu’il « cesse de voir le péché ». C’est là qu’apparaît la vraie perversion du système : non dans l’enseignement moral de l’Église, qui dans son cœur est juste et sage, mais dans ses dérives rigoristes, ses alliances mortifères avec des logiques de domination.
Et ceux qui aujourd’hui idéalisent ces périodes — notamment parmi certains groupes schismatiques — ne mesurent pas l’ampleur du mal que ces systèmes ont causé.
Ce n’est pas un hasard si tant de conversions authentiques aujourd’hui naissent dans la fragilité, dans les marges, dans la douceur silencieuse d’un regard ou d’une parole qui console. Là où la violence a brisé, seul l’amour répare.
Et l’amour par la force n'existe pas, on appel cela un abus.
Conclusion – Le courage de la fidélité : entre la peur des excès et l’appel du Christ
Il serait injuste — et simplificateur — de réduire toute forme de retour à la tradition à une fuite ou à une crispation. Il y a, chez bien des fidèles attachés à la messe ancienne, aux rites anciens, une beauté réelle, un amour authentique du mystère, une profondeur contemplative que notre époque effervescente a trop souvent méprisée. Cet article ne vise ni à moquer ni à insulter ceux qui se réfugient dans la tradition. Il vise à dénoncer les dérives schismatiques, idéologiques et réactives, qui font de cette tradition une citadelle plutôt qu’un héritage vivant.
Car l’Esprit Saint n’est pas nostalgique. Il n’est pas immobile. Il avance. Il souffle où il veut. Et il nous appelle, nous aussi, non pas à rebrousser chemin en quatrième vitesse vers des formes passées sacralisées, mais à faire ce que le Christ a fait : se relever, aimer à nouveau, tendre la joue au lieu d’invoquer le feu du ciel.
Les apôtres eux-mêmes sont passés par là. Jacques et Jean, devant un village de Samaritains qui refusait de les accueillir, demandèrent à Jésus : « Seigneur, veux-tu que nous disions que le feu descende du ciel et les consume ? » Mais Jésus se retourna et les réprimanda (Luc 9,54-55). Nous sommes nombreux, aujourd’hui encore, à être proches de cet apôtre d’avant la Croix. Nous regardons le monde, l’Église, les dérives modernes — et nous sommes tentés de dire comme Pierre : « Alors, qui peut être sauvé ? » (Matthieu 19,25).Mais le Christ nous répond aujourd’hui comme hier : « Aux hommes, cela est impossible, mais à Dieu tout est possible. » (Matthieu 19,26).
Il serait malhonnête de nier qu’il existe aussi, dans certains courants modernistes, des dérives préoccupantes. L’exemple de certains évêques ou théologiens allemands, flirtant avec une eugénie morale, un relativisme doctrinal et une redéfinition du sacerdoce, en est un triste témoin. Mais là encore, il faut avoir le regard large : en histoire comme en anthropologie, les extrêmes s’appellent mutuellement. Un excès provoque son contraire. Une rigidité prolongée accouche souvent d’une dissolution. Et plutôt que de fuir de l’un à l’autre, il faut apprendre à marcher dans la lumière.
Ce n’est pas le moment de créer de nouveaux schismes et illusions, ni de réduire la complexité de l’histoire et de la foi à des slogans, des filtres idéologiques ou des tribus identitaires. Le Christ est la vérité, non une caricature. Et pourtant, les médias, les réseaux sociaux, les bulles d’opinion, tout ce que le pape François appelle « la mondanité spirituelle », nous poussent à simplifier le monde, à choisir un camp, à désigner un ennemi. Mais ce monde-là ne veut pas notre paix : il veut notre division. Il veut notre portefeuille, notre réactivité, notre adhésion aveugle à des récits manichéens où chacun porte des lunettes filtrantes, des couleurs de camp, des mots d’ordre.
Le sociologue René Girard parlait déjà de cette logique sacrificielle, où l’unité se construit contre un bouc émissaire, et non par la conversion du cœur. Le politologue Jonathan Haidt, dans ses travaux sur les réseaux sociaux et les conflits culturels, explique comment des algorithmes encouragent un néo-tribalisme idéologique, où l’indignation rapide remplace la réflexion, et où l’identité prime sur la vérité.
Ce que nous vivons n’est pas un simple débat liturgique ou doctrinal : c’est une bataille anthropologique et spirituelle, où le Prince de ce monde — celui que le Christ lui-même a nommé ainsi (Jean 14,30) — ne cherche pas d’abord à nous rendre athées, mais à nous diviser. À nous faire haïr l’autre catholique. À nous faire croire que seul notre camp est l’Église, et que le reste est apostasie.
Mais ce n’est pas l’Évangile. Ce n’est pas la Croix. Et ce n’est pas l’Esprit.
Comme le disait Guy Debord dans La Société du spectacle :
« Dans le monde réellement renversé, le vrai est un moment du faux. »
Ce que nous appelons « tradition » ou « modernité » est trop souvent une construction spectaculaire, une image désincarnée que l’on nous vend comme absolue.
« Les pseudo-valeurs archaïques reconstituées, traditionnalisme factice, mythes de l’origine et de la racine, fantasmes néo-religieux et néo-nationalistes, forment un ensemble d’“habillages de la mémoire” pour la société spectaculaire, dans sa tentative de reconstitution idéologique du passé. »
Même la religion peut devenir spectacle — et elle l’est parfois, des deux côtés du champ de bataille.
C’est pourquoi le prochain article sera consacré à ce livre, La Société du spectacle, si essentiel pour comprendre ce que veut réellement le prince de ce monde, et comment nous pouvons, par la foi, la charité, la nuance et l’espérance, lui résister. Non pas en fuyant vers le passé. Non pas en dissolvant le présent.
Mais en marchant avec le Christ, qui fait toutes choses nouvelles.
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