Lectio Divina : Le Fils prodigue, Caïn et Abel — une pédagogie divine de la nuit
- Cyprien.L
- 4 avr.
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Dernière mise à jour : 8 avr.

Lecture (Lectio)
Luc 15,11-32 (parabole du Fils prodigue)
Genèse 4,1-16 (le sacrifice de Caïn et d’Abel)
« Et le Seigneur porta un regard favorable sur Abel et sur son offrande ; mais sur Caïn et sur son offrande, il ne porta pas un regard favorable. Caïn en fut très irrité, et son visage fut abattu. » (Gn 4,4-5)
« Mon fils, tu es toujours avec moi, et tout ce qui est à moi est à toi. Mais il fallait festoyer et se réjouir, parce que ton frère que voilà était mort, et il est revenu à la vie ; il était perdu, et il est retrouvé ! » (Lc 15,31-32)
Nous sommes souvent tentés, dans une lecture rapide, de considérer Caïn comme le prototype du jaloux meurtrier, et Abel comme l’innocent sacrifié. Mais un regard plus attentif au texte hébreu et aux logiques de la Révélation biblique nous ouvre à une compréhension plus subtile, plus nuancée, presque dérangeante dans ce qu’elle dit de la pédagogie divine.
Deux types d’offrandes : minḥâ, bikkūrîm, ḥēleb
Caïn apporte du perî hā’adāmâ, du "fruit de la terre", littéralement : "du produit (פרי perî) de l’adamah", c’est-à-dire du sol. Le mot utilisé pour offrande est minḥâ (מִנְחָה), terme générique qui désigne dans le Lévitique les offrandes non sanglantes — généralement faites de farine, d’huile, d’encens, ou de fruits de la terre. Or, le texte ne précise ni la qualité ni le choix : ce n’est pas la "première récolte" (bikkūrîm), ni "le meilleur" (tôv ou rē’shît), ni même un fruit choisi (baḥar) ou consacré. C’est simplement "du fruit", comme on offrirait à Dieu quelque chose de correct, mais non marqué du sceau du don total ou du renoncement.
Abel, en revanche, apporte "les premiers-nés" (מִבְּכֹרוֹת mibbĕkōrōt) de son troupeau — un terme réservé aux choses sanctifiées dès leur naissance, que la Loi de Moïse considérera plus tard comme appartenant directement à Dieu (Ex 13,12). Il y ajoute "leur graisse" (ḥēleb, qui, dans la Torah, est la part réservée pour Dieu seul lors du sacrifice). Ce double geste indique une offrande sanglante, totale et sacrificielle, où l’on donne ce qui ne nous appartient pas, ce que l’on ne peut pas récupérer — un peu comme le fils prodigue, qui a tout dépensé, jusqu’à ne plus rien posséder.
Mais, ici, il faut faire attention : cela ne veut pas dire qu’Abel est spirituellement "meilleur". Il est, au contraire, dans une phase plus archaïque du culte : il verse du sang, comme un enfant a besoin de voir pour croire, d’un signe visible d’acceptation. Son geste est coûteux, mais encore immatériellement immature. Ce n’est pas encore l’adoration en esprit et en vérité.
Caïn, figure du croyant silencieux
Ce que Caïn offre n’est pas mauvais. Mais c’est une offrande sans éclat, sans geste dramatique, sans sang, plus intériorisée. On pourrait dire : plus proche de ce que Dieu attendra plus tard dans les prophètes, lorsqu’Il dira : "Je ne veux pas de sacrifices sanglants, mais un cœur brisé". Caïn est déjà là — dans cette offrande sans éclat, mais stable.
Et c’est là le drame : Dieu ne regarde pas son offrande. Le verbe hébreu shā‘âh (שָׁעָה) signifie littéralement "prêter attention, s’intéresser à, tourner le regard vers" — ce qui n’implique pas une condamnation de l’autre, mais l'absence de signe. C’est une pédagogie : Dieu agit avec Abel comme un père qui console l’enfant fragile, alors qu’Il agit avec Caïn comme un éducateur qui attend la croissance d’un fils.
La souffrance de Caïn, alors, n’est pas celle d’un mauvais orgueilleux. C’est la douleur du juste abandonné — le cri du fils aîné de Luc 15, qui dit : "Jamais tu ne m’as donné un chevreau". Il n’a pas de fête, pas de robe, pas de bague. Il n’a que le silence de Dieu — cette nuit obscure où l’âme fidèle ne comprend plus pourquoi le pécheur reçoit plus de signes que lui.
Abel, miroir du fils prodigue… encore enfant
Abel est comme le fils prodigue. Il revient les mains vides — ou plutôt ensanglantées. Il vit encore dans le système des signes, du sacrifice, du "dieu qui doit répondre". Comme le fils prodigue, il reçoit un geste fort : Dieu "tourne son regard" vers lui. Il a besoin de cela. Il ne pourrait pas encore survivre dans la nuit mystique. C’est pourquoi Dieu l’entoure d’un regard protecteur. Et ce regard provoque en Caïn une jalousie — non pas morale, mais existentielle.
Car dans ce regard différencié, Caïn lit une injustice. Mais en réalité, c’est une justice pédagogique : Dieu répond là où l’enfant est trop faible pour marcher sans appui. Il attend de Caïn, silencieusement, un dépassement.
La miséricorde en Vérité : Dieu voit tout, mais console selon les besoins
Dieu ne "rejette" pas Caïn. Il ne regarde pas son offrande, mais cela ne veut pas dire qu’Il la méprise. C’est un silence actif, une retenue divine, une éducation. Le regard vers Abel n’est pas un refus du regard sur Caïn — c’est le soin du blessé, non la punition du stable. Dieu agit comme un père qui laisse son enfant marcher seul pour qu’il apprenne.
Cette dynamique est au cœur de la mystique de la Nuit : quand Dieu cesse de "récompenser", Il ne s’éloigne pas — Il invite à la croissance. Saint Jean de la Croix décrira ce moment où l’âme fidèle, stable, priant et donnant, se trouve délaissée, aride, sans retour ni lumière. Comme Caïn, comme le fils aîné, elle crie : Pourquoi lui et pas moi ?
Et Dieu répond, en filigrane : Parce que tu es déjà avec moi. Parce que tout ce qui est à moi est à toi. Mais ton frère, lui, était perdu…
L’évolution divine de la notion de sacrifice chez Caïn et Abel
Dans une perspective théologique avancée, il apparaît clairement que la pédagogie divine concernant les sacrifices progresse d’un état initial, marqué par les pratiques sacrificielles sanglantes, à une compréhension spirituelle et intérieure de l’offrande. Si Dieu semble tolérer ou même prescrire temporairement ces sacrifices rituels, il ne cesse pourtant d’orienter l’attention vers une spiritualité plus profonde et intériorisée, tel qu’exprimé par le Psalmiste : « Ce ne sont pas les holocaustes qui te plaisent. Le sacrifice qui plaît à Dieu, c’est un esprit brisé » (Ps 51,18-19). La tension entre le visible et l’invisible, entre l’acte rituel et l’intention du cœur, est explicitement mise en lumière par les récits bibliques d’Abel et de Caïn, figures emblématiques de cette transition.
Du jardin d'Éden à l'ère messianique : de la paix originelle au sacrifice rituel
Cette progression théologique trouve un écho profond dans le Psaume 50 : « Si j’avais faim, je ne te le dirais pas, car le monde est à moi, et tout ce qu’il renferme. Vais-je manger la chair des taureaux, boire le sang des boucs ? » (Ps 50,12-13). Ce texte exprime clairement l’indifférence divine face aux sacrifices matériels, rappelant l’état originel du jardin d'Éden où aucune prédation n’existait et où régnait une harmonie parfaite entre tous les êtres vivants (Gn 1,29-30). Cet état idéal sera restauré à la fin des temps, après l'Apocalypse, lorsque « le loup habitera avec l’agneau » (Is 11,6). Le sacrifice sanglant, ainsi que l’autorisation divine temporaire de consommer la chair animale selon les lois casher (Gn 9,3-4), apparaissent donc comme une concession à l'état déchu de l'humanité après la chute, et non comme un idéal divin.
La pédagogie divine tolère ainsi temporairement ces pratiques pour guider progressivement l’humanité vers un retour à l’harmonie originelle. Même les passages bibliques affirmant que Dieu aime « l’odeur agréable » des sacrifices (Gn 8,21) doivent être compris dans cette optique pédagogique. Cette satisfaction divine est davantage liée à la disposition intérieure d'obéissance et de foi manifestée par le sacrifiant qu'au sacrifice matériel lui-même. Ainsi, les récits bibliques de Caïn et Abel, tout comme la parabole du fils prodigue et son frère (Lc 15,11-32), mettent en lumière cette même dynamique spirituelle : ce n’est pas la nature matérielle du sacrifice qui importe, mais la disposition intérieure de celui qui l’offre.
La nuit spirituelle : danger d’une révolte existentielle et théologique
Selon les enseignements de Saint Jean de la Croix dans La nuit obscure, l’âme qui chemine vers une authentique union mystique traverse nécessairement une période de sécheresse spirituelle et d'abandon apparent. Cette nuit spirituelle constitue une étape essentielle dans l’évolution spirituelle vers une union plus profonde avec Dieu, mais elle demeure une épreuve difficile, marquée par une absence ressentie de consolation divine et un sentiment profond d'isolement intérieur.
Cette expérience existentielle critique, si elle n’est pas accompagnée d'une formation spirituelle adéquate et d’une compréhension théologique approfondie, peut susciter une dangereuse crise de foi. La perception d’une injustice divine, le sentiment d’être oublié ou abandonné par Dieu, peut engendrer une révolte intérieure intense. C’est précisément cette posture que représente symboliquement Caïn dans le récit biblique de la Genèse. Dans l’acte extrême de tuer son frère Abel, Caïn manifeste extérieurement une révolte intérieure contre Dieu et contre lui-même. Le texte biblique insiste sur la proximité fraternelle en répétant le terme hébraïque אָחִיו (« son frère »), soulignant ainsi que ce meurtre est davantage qu’un acte physique : il est métaphysique et existentiel.
Le culte quotidien : la mystique ordinaire et l’offrande silencieuse
Face à ce danger spirituel, la tradition chrétienne met en avant une autre voie, plus discrète mais profondément transformative : celle du quotidien sanctifié par l’humilité, la simplicité et l’offrande totale du soi intérieur. Cette mystique ordinaire trouve son incarnation paradigmatique dans la Sainte Famille de Nazareth. Marie et Joseph, par leur vie discrète mais intégralement dédiée à Dieu, illustrent cette offrande non spectaculaire, mais entièrement transfigurante, où l’existence ordinaire devient lieu théophanique. Ce modèle est renforcé par l’exigence biblique fondamentale : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de toute ta force » (Dt 6,5). L’offrande spirituelle quotidienne transforme ainsi les actes ordinaires en gestes sacrés, établissant un dialogue permanent avec le divin, non par l’éclat extérieur mais par la profondeur intérieure.
Dans une perspective christologique, Abel préfigure effectivement le sacrifice parfait du Christ, l’Agneau immolé qui donne son sang pour le salut universel. Toutefois, le Christ ne se limite pas à cette seule identification avec Abel. Il est également, et de façon profondément signifiante, la transfiguration de Caïn. En Christ, la nuit spirituelle et existentielle de Caïn est traversée sans violence ni révolte destructrice. Le Christ transforme ainsi l'expérience tragique de Caïn en acte d’amour absolu, manifesté dans le mystère de la Croix. Il crie : « Mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? », mais ne tue pas. Il aime jusqu’à la fin. Cette croix devient alors l’offrande ultime (minḥâ), dans laquelle coexistent la souffrance et l’abandon absolus avec l’amour rédempteur et la fidélité à la volonté divine.
Conclusion : l’offrande spirituelle et mystique au cœur de la nuit
Caïn est peut-être le plus proche de Dieu — mais dans la nuit. Abel est consolé, comme l’enfant qui ne sait pas encore vivre sans marque d’amour. Mais Caïn… il est appelé à la foi nue. À l’amour sans retour. À la minḥâ silencieuse, intérieure, spirituelle. Il est la figure de l’homme mûr, qui, blessé de ne rien voir, doit pourtant continuer à croire.
Chaque croyant est invité à vivre, à l’instar de Caïn, l’expérience cruciale d’une foi sans réponse immédiate, d’une offrande apparemment sans fruit. L’appel divin résonne clairement : « Le péché est tapi à ta porte, mais toi, tu peux le dominer » (Gn 4,7). Dans cette dynamique mystique, le véritable sacrifice consiste non dans ce que l’on donne, mais dans ce à quoi on renonce : le refus de céder à la violence intérieure, la décision constante d’aimer sans preuve immédiate, et de persévérer dans une prière silencieuse et patiente. C’est précisément cette nuit spirituelle silencieuse, cette attente sans réponse, qui engendre ultimement la véritable lumière divine, redonnant à l’âme une paix authentique et éternelle.
Prière (Oratio)
Seigneur,
Donne-nous de comprendre que ton regard n’est pas un jugement comparatif,
mais un soin ajusté à la blessure de chacun.
Donne-nous de ne pas envier ceux que tu consoles,
car tu ne consoles que ceux qui ont d’abord été brisés.
Donne-nous, quand nous sommes dans la nuit, de ne pas tuer notre frère,
ni en acte, ni en pensée,
mais de t’attendre, dans la stérilité même, comme une semence ensevelie.
Contemplation (Contemplatio)
Je me tiens dans le champ de Caïn,
le cœur sec, les mains pleines de fruits sans parfum.
Et j'entends au loin le cri de fête pour mon frère revenu.
Mais le Père m’attend aussi.
Il ne m’a pas oublié.
Il me dit :
« Tout ce qui est à moi est à toi… »
Action (Actio)
Aujourd’hui, je choisis de ne pas attendre un signe pour croire.
Je choisis d’aimer sans retour.
Je choisis d’entrer dans la maison, même sans robe, ni festin,
et de m’asseoir à la table du frère blessé,
pour partager, ensemble,
la nuit et la lumière.
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